L’agentivité, un concept pour penser le changement

Au croisement des études sur les processus de désistance, que cela concerne le fait de renoncer à des addictions, à des déviances ou à des formes de délinquances, on assiste au développement de la notion d’agentivité. Il s’agit de la traduction d’un autre terme importé de la sphère anglophone ­­­­­­­­­– agency – qui propose une heuristique utile pour mieux cerner les dynamiques de changement.

Le terme provient du latin agens un participe présent du verbe agere qui est attesté depuis au moins le 16esiècle grâce à l’effort de recensement linguistique de Dufresnes du Cange, philologue et médiéviste[1]. On range désormais sous ce terme la faculté d’agir ou d’exercer un pouvoir, le fait d’être en action ou encore la capacité des individus à agir indépendamment et de formuler librement leur choix[2].

Le concept est utilisé en sociologie, en psychologie et en Histoire. Il invite à penser le potentiel au changement, la part latente qui réside en chaque personne. Une part mobilisable qui s’exprime lorsque les conditions pour l’activer sont réunies. Un apprentissage et un travail sur soi s’avèrent tout d’abord nécessaires. La reconnaissance dans le regard des autres de cette possibilité de présenter un autre pan de son identité est également à l’œuvre.  Surtout, un échange avec des personnes ou des institutions dotées de ressources inédites permet d’alimenter le processus. Enfin, des occasions sociales pour mettre à l’épreuve ces nouvelles capacités doivent se présenter.

Dans le champ plus spécifique de la désistance, l’analyse de la volonté des désistants à se poser comme acteur de leur changement permet ainsi d’articuler les marges de manœuvre individuelles aux structures sociales qui façonnent les dispositions des désistants et peuvent en limiter les possibilités de changement. Cet axe de recherche prête une attention particulière à la volonté et à la transformation individuelles. On perçoit d’ailleurs sa filiation structuraliste car il dérive du terme d’agent. Un choix terminologique qui situe d’emblée celui qui l’emploie dans le champ sociologique. Il implique une conception du rapport aux structures sociales qui pèsent sur les possibilités d’autonomie et de reformulations individuelles, sans pour autant les nier.

King (2014) a réalisé une analyse de l’importance de la relation entre les conseillers de probation et les désistants pour stimuler leur motivation et leur capacité d’agir. Dans son ouvrage, il recense différentes acceptations du terme d’agentivité, discutées par plusieurs auteurs. Il s’agirait selon Biesta et Tedder (2006) de La capacité des individus à répondre aux situations problématiques et, en relation avec cela, leur capacité à changer leurs orientations temporelles et ainsi reproduire ou transformer leurs contextes sociaux (King, 2014, 152). Pour Bandura (2001), l’agentivité irait jusqu’à constituer une propriété essentielle de l’humanité à savoir la capacité d’exercer le contrôle sur la nature et la qualité de sa propre vie 19 (King, 2014, 50), pour Bottoms et al. (2004) la capacité d’agir active en matière de désistance renvoie à la notion que les individus sont capables d’entreprendre leur propre trajectoire de désistance, même si ce n’est pas nécessairement dans les conditions de leur choix (King2014, 3). La notion d’agentivité renferme une capacité à comprendre des faits nouveaux car elle fait interagir plusieurs éléments : le niveau de croyance de l’individu dans son potentiel à agir et à changer son cheminement ; la structure sociale et les opportunités dans lesquelles il va pouvoir ou non se projeter dans leur réalisation ; le regard que le monde extérieur porte sur son parcours et sa capacité à le changer. 

Certains auteurs en font la clé de voute d’un processus de sortie. Sans agentivité, le protagoniste ne pourrait impulser des bifurcations à un parcours frappé de linéarité. Il demeurerait prisonnier de son élan de base, déterminé par son environnement, et sa socialisation d’origine. Heureusement la réalité contredit cet état, très figé de fait. 

La notion plus récemment développée de désistement assisté (Fortin-Dufour, Villeneuve, 2020) rejoint en partie les pistes éclairées par ce concept. Le fonctionnement d’un désistement assisté repose en partie sur l’aide d’un tiers de confiance qui contribue à distribuer des ressources et à stimuler la volonté de l’intéressé dans son processus de désistance. De la même manière, la catégorie décelée dans des recherches sur le territoire parisien de personne ressource (Benazeth, 2021) fait fond sur le même principe. Il s’agit d’une personne périphérique mais qui, à un moment donné du parcours du désistant, remplit un rôle décisif parce qu’elle fournit un effort supplémentaire et dépasse le cadre de son simple « job ». Cet aidant renvoie une image méliorative de lui-même au désistant et lui permet de persister dans ses tentatives de désistance.

Un concept clé dans les processus de sortie que rappellent certains auteurs (Shapland, 2016, 28) Développer une capacité réelle à changer et la consacrer à ce changement, est peut-être le plus important prédicteur de désistance … le potentiel au changement implique des ‘tentatives d’exercer une influence afin de façonner sa trajectoire de vie’.

Loin de seulement servir un objectif de sortie, Lindegaard et Jacques (2014, 96), soulignent qu’il existe un côté sombre de l’agentivité, où certains s’investissent dans le crime pour transformer leur vie. La délinquance leur permet de se redéfinir d’une manière qui leur donne de l’estime et du pouvoir. Le développement de l’agentivité revêt donc également un double tranchant.

Au total, la notion présente l’originalité de recentrer la focale sur les ressources inhérentes aux individus, tout en admettant que leur expression reste conditionnée à de multiples hasards : la reconnaissance d’autrui, l’échange de capitaux, l’opportunité de les activer. Elle souligne en tout cas, toute la plasticité de l’être et de son devenir, et réintroduit de la marge de manœuvre pour changer. Le concept reconnaît donc dans chaque individu une part inaliénable d’humanité, sa capacité encore et toujours à faire croitre son potentiel et à s’adapter.

Elle rappelle ainsi une belle citation de Vidal de la Blache citée par Fernand Braudel (1990, 266) qui transcrit le potentiel géographique de tout pays : une contrée est un réservoir où dorment des énergies dont la nature a déposé le germe mais dont l’emploi dépend de l’Homme.

Bandura A., 2001, Social Cognitive Theory: An Agentic Perspective, Annual Review of Psychology, 52, 1-26.

Biesta G., Tedder M., 2006, How is agency possible? Towards an ecological understanding of agency as achievement, The Learning Lives research project, working paper 5.

Bottoms A., Shapland J., Costello A., Holmes D., Muir G., 2004, towards desistance: Theoretical Underpinnings for an Empirical Study, The Howard Journal of Crime and Justice, 43, 4, 368 – 389.

Braudel F., 1990, L’identité de la France, espace et histoire, Paris, Flammarion.

Du Cange et al., 1883–1887, Glossarium mediae et infimae Latinitatis, Niort, L. Favre. Une édition est mise à disposition en ligne par l’École nationale des chartes.

Fortin-Dufour I., Villeneuve M-P., 2020, Le désistement assisté : ce que c’est et comment ça marche, Criminologie, 53, 1.

King S., 2014, Desistance Transitions and the Impact of Probation. Abingdon, Routledge.

Lindegaard M.R., Jacques S., 2014, Agency as a Cause of Crime, Deviant Behavior, 35, 2, 85-100

Shapland J., Farrall S., Bottoms A., 2016, Global perspective on desistance, reviewing what we know and looking to the future, New York and London, Routledge.


[1] Du Cange et al., 1883–1887, Glossarium mediae et infimae Latinitatis, Niort, L. Favre. Une édition est mise à disposition en ligne par l’École nationale des chartes.

[2] Traduction personnelle des définitions en anglais du mot agency fournies par le wikitionary : https://en.wiktionary.org/wiki/agency

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