Pourquoi donc user d’un terme qui s’applique aux relations internationales, à la négociation des conflits ou encore au traitement des différents seuils de respect et de déférence pour analyser le champ de la déviance et de ses processus de sortie ?
Paradoxalement, ces univers sont tous deux régis par de nombreux codes et valeurs qui s’entrecroisent. Les hiérarchies, les capacités, l’honneur et le maintien de la face y occupent des fonctions structurantes et permanentes. Contrairement aux premières pensées sur les sujets, les prénotions, entrer et sortir d’une activité illégale ne se fait pas sans respecter certains cadres. À l’image de ce que Thomas et Znaniecki (1918) ont mis en lumière avec le paradigme de la désorganisation sociale, il existe plusieurs schèmes à connaître et à employer pour évoluer même dans un milieu déviant. Pour s’insérer dans des activités illégales lucratives tout comme pour en sortir, un certain nombre de règles se présentent à au moins trois niveaux, pour maintenir la face et ne pas être dévalorisé et risquer de se faire sanctionner ; pour ménager ses anciens compères et garantir leur sécurité ; pour assurer une conversion et s’assurer une transition sans trop de heurts vers des débouchés légaux.
Le parallèle avec le langage géopolitique est dressé pour souligner l’importance de gérer avec précaution des liens qui ont très longtemps compté. Le mot diplomatie provient du grec diploun, transcrit en latin diploma qui signifie double et réfère au feuillet de métal toujours plié en deux qui servait de sauf conduit durant l’empire romain (Badel, 2021). La discipline diplomatique est donc cette maitrise des coutumes et des lois qui permet de gérer avec tact une situation. Elle est définie comme « la connaissance des traditions qui règlent les rapports mutuels des États, art de concilier leurs intérêts respectifs »[1]. Similairement, la connaissance des conventions qui ont cours dans l’univers délinquant permet de renégocier son positionnement tout en conciliant les intérêts des anciennes parties que l’on continue de côtoyer. La prudence à observer est au moins de deux ordres. Tout d’abord il y a des connaissances, des implications, du savoir sensible et non connu des cercles extérieurs qu’on emporte avec nous et qu’il faut gérer. À la manière de professions qui incorporent à leur éthos la manipulation du secret (secret médical, secret industriel, secret judiciaire) ce rapport entre l’intérieur et l’extérieur, cette capacité toujours réversible d’augmenter ou de réduire « la limitation de la connaissance réciproque » (Simmel, 1991, 20) il faut faire montre de concordance avec les attendus « éthiques » du milieu de la délinquance. Il ne faut pas « balancer » un camarade, révéler les affaires des autres, ou encore avoir amoindri sa peine en offrant des informations sensibles pour identifier et démanteler un réseau… Un désistant, Adam, parle ainsi d’un passage en prison sans briser ces règles comme l’obtention du « baccalauréat de la délinquance ». Il ouvre la voie pour des remerciements, des « petites enveloppes » peuvent vous attendre à la sortie selon Sam et surtout vous avez fait vos preuves et vous constituez donc un bon prétendant à une éventuelle intensification de la carrière délinquante. Un processus de sortie, surtout en conservant l’ancrage dans un même territoire implique de montrer qu’on ne s’est pas rapproché des sources de contrôle social formel qui pourraient nuire à son ancien groupe d’affiliation (police, justice, douane ou administration fiscale).
Respecter une clause implicite de confidentialité
Pour déconstruire le stigmate des activités délinquantes on peut dire qu’il faut observer l’équivalent d’une clause de confidentialité, qui a cours dans le milieu professionnel licite, même après l’expiration de la période de collaboration. Elle est reconnue par le droit du travail (Saint-Alary, 1974) et s’inscrit dans le devoir de loyauté du salarié à l’égard de son entreprise. Cette clause n’a pas besoin d’être formalisée pour créer d’obligations, ni compensée financièrement dans son volet négatif, celui de ne pas nuire à l’activité de l’entreprise. Elle n’aurait que peu d’intérêt si elle ne perdurait pas après la période d’emploi (Leclerc, 2005). Elle peut être substantielle si on précise les procédés, les savoirs et les informations qui ne doivent pas être divulgués et son non-respect est frappé de sanctions pénales. Dans le milieu de la délinquance tout comme dans un changement de carrière classique, on constate une similitude dans la continuité du respect de ces obligations implicites. C’est ce rapport de loyauté qu’il faut mettre en scène lors de son départ. On montre que l’on ne nuit pas à l’activité et à l’image du groupe que l’on souhaite quitter.
En tout cas si l’on ne veut pas susciter les représailles des anciens circuits d’échanges, de solidarité et de loyauté. On ne peut pas du jour au lendemain les dénoncer sans donner des gages d’un départ qui ne nuira pas aux affaires des partenaires qui perdurent dans ces activités. Il faut faire preuve de déférence et respecter des formes consacrées pour désinscrire sa présence, son apport et son soutien au pôle déviant comme l’a désigné une enquête qui portait sur les sorties de bandes de jeunes (Mohammed, 2011). C’est un autre équilibre subtil à observer, il s’agit de désister sans diminuer le capital symbolique de l’ancien groupe, arriver à s’en éloigner sans discréditer ses activités passées.
Se retirer sans offenser : l’art de se repositionner
Deuxième volet de cette connaissance des conventions, il faut ménager l’image de ceux qui restent investis dans cette activité. La remise en question de ses représentations sur le bilan de l’investissement dans la délinquance comme l’idée de pouvoir construire un avenir stable par ces moyens, d’y trouver du sens et une perspective à son échelle individuelle ne doit pas venir discréditer la pérennité du positionnement des autres. En parallèle à la clause de confidentialité, on pourrait formuler l’existence d’une clause de respectabilité, même en quittant ce mode de vie qui ne convient plus, on n’affiche pas pour autant une condamnation de son équilibre pour les autres. Les enjeux d’interactions de face à face (Goffman, 1959) sont exacerbés dans l’échelle de valeur de la délinquance où l’honneur et la préservation de sa réputation conditionnent l’accès à des positions et des ressources, ce que certaines recherches ont dénommé le « capital guerrier » (Sauvadet, 2006). Quand on conserve sa résidence sur un même lieu, il ne faut pas les négliger. Il faut donc pouvoir expliquer son retrait sans disqualifier la continuité des autres. Sinon on ne peut compter rester pacifiquement sur le même espace, avec le même besoin de sécurité relativement peu assuré par l’État pour certains territoires comme ont pu le montrer certaines enquêtes (Anderson, 1999) mais en se coupant des réseaux interpersonnelles qui l’assuraient.
C’est sur ce chemin de crête que réside une grande partie de la diplomatie de la sortie, les désistants s’effacent progressivement avec déférence, en respectant ces formes et itinéraires acceptés, on se dissocie de son ancien groupe en limitant les dommages symboliques. On sera toujours considéré comme fréquentable même sans toujours contribuer à défendre le groupe et le territoire. Surtout on se prémunit de la suspicion de la dénonciation et des éventuelles représailles. Il y a diplomatie dans la mesure où l’on emprunte des formes respectables et respectées pour porter un message sensible, celui de la fin de sa participation, mais ce message est nuancé car il est porté dans des formes qui ne discréditent pas pour autant les grandes dynamiques qui ont amené à occuper la position et le mode de vie poursuivis par le groupe de pairs. Cette dimension « géopolitique » (au sens de gestion de territoire et conciliation d’intérêts contradictoires) est cruciale. Elle permet de perdurer dans un espace sans avoir à « raser les murs », à disparaître socialement. Ce que certains ont dû se résoudre à faire lorsqu’ils étaient encore trop identifiés et désirés dans le trafic de stupéfiants par exemple (faute de pouvoir mobiliser ce processus Sam a dû s’isoler chez lui pendant un an le temps de se faire oublier).
Pour réussir cette recomposition qui concilie de nombreuses injonctions contradictoires, il existe plusieurs voies de retrait identifiées qui permettront de présenter au groupe sa démission tout en ménageant les effets collatéraux de sa défection. En voici trois exemples rencontrés.
Emprunter des voies acceptables et acceptées de retrait
Au titre des « packages » disponibles — entendus comme un ensemble de raisons et de nouvelles activités, de nouvelles relations et valeurs désormais privilégiées — pour renégocier sa position dans un même espace structuré par le pole et les offres délinquantes, se trouvent la mise en couple, la parenté, et l’intensification d’une pratique religieuse. Pour se désinscrire des espaces et des groupes qui structuraient le mode de vie dans la délinquance et pour conserver une capacité à évoluer dans ces espaces, à cohabiter en quelque sorte, il est nécessaire de se couper de ces vecteurs de socialisation sans pour autant les échauder. On se dissocie mais sans dénigrer. Des raisons majeures, invocables et identifiées sont présentées pour expliquer le retrait. La rencontre avec un ou une partenaire de vie est un schéma éprouvé. Cela correspond à des résultats identifiés de longue date par la recherche sur les processus de désistance (Sampson et Laub, 1993). Pour beaucoup d’anciens contrevenants, cela revient quand même à dévaloriser son capital guerrier. Garance, rapporte par exemple que des plus jeunes vont considérer qu’il s’est « dégonflé ». Mais on comprend que l’on part pour une raison supérieure, parce qu’on va désormais d’insérer dans une vie de couple et peut être bientôt dans une vie de famille.
C’est le deuxième grand bloc d’excuses possibles : la parenté. On devient parent, des responsabilités pèsent désormais sur nos épaules, autres que simplement celle de défendre sa réputation, un territoire et les ressources qui peuvent lui être associées. Les risques légaux encourus pour chaque activité vont être soupesés. Un séjour en prison ne prendra pas la même tournure. Sidi l’évoque avec sa fille et sa femme dont il ne veut plus être tenu à distance par une nouvelle peine de prison. Il devient beaucoup plus couteux de se couper de ces relations naissantes, du temps en prison signifie l’absence à un moment où le rôle éducatif dans l’évolution d’un enfant en bas-âge va beaucoup compter. Cela se ressent aussi sur les ressources que l’on ne peut plus apporter. On devient au contraire une charge pour sa famille qui doit nous aider à payer l’amélioration du quotidien en prison, faire des allers-retours, avec parfois de longs trajets pour maintenir le lien ou apporter des affaires ou tout simplement fêter un anniversaire.
Enfin troisième exemple de schémas mobilisables et identifiés, la conversion religieuse ou l’évolution vers une pratique plus intense de sa foi. Il y a dans cette option, de nombreuses ressources utiles à désister. Un cercle de soutien, un marché matrimonial, un dispositif pour faire reconnaître par la communauté son changement. De quoi redorer son blason, sans égratigner l’image de ceux qui perdurent dans la délinquance. Il est cela dit nécessaire de démontrer sa capacité à porter ce nouvel habit religieux. On doit donner des gages pour faire reconnaître sa nouvelle identité (Le Pape, 2015). Un grand avantage de ce « package » de désistance réside dans sa rapide disponibilité, (Mohammed, 2019) ce levier possible demande souvent moins de délais et d’investissements sur le long terme que de fonder une famille ou de travailler à son employabilité. L’emploi légal est pourtant une autre passerelle possible et documentée mais elle prend plus de temps pour se réaliser. Autre apport du retrait par la pratique religieuse, on peut surmonter son passé et conserver une légitimité locale en faisant amende honorable, en prouvant son changement et en demandant ouvertement sa rédemption qui rentre à propos dans la rhétorique de transformation des religions monothéistes. Enfin dernier attrait, la solidarité obtenue par ces nouveaux liens activés. De nombreux acteurs de cette nouvelle sphère pourront ainsi jouer les intermédiaires pour mitiger le coût de sortie, servir d’intercesseurs pour expliquer le changement, soutenir par le nombre et l’accès à d’autres lieux de sociabilité, pour éviter les enjeux de sécurité personnelle et faire l’interface avec une nouvelle présentation de soi validée par un groupe entier et les relations qui le constellent, ce que certains discernent comme une troisième étape de désistance, la pérennisation de la sortie par la reconnaissance par des réseaux de relations (McNeill, Schinkel, 2024).
Bibliographie :
Anderson, E. (1999). Code of the Street: Decency, Violence, and the Moral Life of the Inner City. New York: WW Norton & Co.
Badel, L. (2021). Chapitre 1. Définir la diplomatie. Dans : L. Badel, Diplomaties européennes: XIXe-XXIe siècle). Paris: Presses de Sciences Po, 31-55.
Leclerc, O. (2005). Sur la validité des clauses de confidentialité en droit du travail. Droit Social, 2, 173-180.
Goffman, E. (1959). The Presentation of Self in Everyday Life, Relations in Public. Anchor Books
Mohammed, M. (2011). La formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris, PUF.
Mohammed, M. (2019). Les sorties religieuses de la délinquance, in Gaïa, A., Larminat, X. de, Benazeth, V., (dir.), Comment sort-on de la délinquance? Comprendre les processus de désistance, Genève, Médecine et Hygiène, Déviance et Société, 53-71.
McNeill, F., Schinkel, M. (2024). Tertiary or relational desistance: contested belonging. International Journal of Criminal Justice, 6, 1, 47-74
Saint-Alary, V.R. (1974). Le secret des affaires en droit français, in le secret et le droit, travaux de l’association H. Capitant, volume 25, Dalloz, 270.
Sauvadet, T. (2006). Le capital guerrier. Concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin.
Simmel, G. (1991) Secret et sociétés secretes, Belval: Circé.
Thomas, W, I., Znaniecki, F. (1918). The Polish peasant in Europe and America: monograph of an immigrant group, Boston, Richard G. Badger, The Gorham Press.
[1] Centre national de ressources textuelles et lexicales, « habileté à mener avec tact une affaire délicate »